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Par Rose Lamy
19 oct. · 9 mn à lire
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De pauvres riches

Victoria Beckham, mon lycée, Bourdieu, TTC & les transfuges au programme de cette nouvelle Newsletter !

Récemment, j’ai vu passer cette interview lunaire (et peut être montée de toute pièce ?) de Victoria Beckham, ex- Spice Girl, dans un documentaire sur son compagnon David Beckham. Dans cet extrait, elle cherche à faire croire qu’elle vient d’un milieu modeste, avant d’admettre que son père la déposait à l’école en… Rolls Royce. Cette vidéo est très critiquée, on se moque de la chanteuse en commentaires. A juste titre si vous me demandez mon avis, même si je condamne évidemment les dérives sexistes qui n’ont pas manqué d’arriver, comme à chaque fois.

https://www.youtube.com/watch?v=2ATgk6c_COAhttps://www.youtube.com/watch?v=2ATgk6c_COA

Passée la colère de voir encore des personnes privilégiées par la classe, jouer aux “prolétaires”, j’ai eu envie de comprendre le phénomène.

Le système capitaliste repose sur une idéologie, dont l’un des mythes structurants est la méritocratie. Pour qu’il fonctionne, il faut laisser aux agent·es composant cet « appareil », l’illusion qu’ils ont la main sur leurs trajectoires sociales, qu’ils ne sont pas dominés par lui. Nous devons collectivement croire à la mobilité sociale.

Ce n’est pas un hasard si le récit de ce qu’on appelle les « transfuges » de classe sont si populaires. Ces nouveaux héros modernes, celles et ceux qui « changent » de classe, qui passent des classes populaires, à l’élite sont admiré·es d’un bout à l’autre du champ social.

Elles soulagent d’abord, les pauvres, les dominé·es de classes qui, conscients de leur horizon limité dès le plus jeune âge, trouvent dans la trajectoire des transfuges une échappatoire, un chemin de traverse pour rêver un avenir au delà de celui que les déterminismes ont prévu pour elles et eux. Livres, films, chansons, discours médiatiques invitent à « aller au bout de ses rêves », à travailler dur pour obtenir un jour, le succès et une meilleure condition sociale. « You can do it » haranguent les marques. « Quand on veut on peut » martèlent les hommes politiques, fils d’énarques et issus de familles millionnaires.

 « J’ai pas choisi de vivre ici

Entre la soumission, la peur ou l’abandon

J’m’en sortirai, je te le jure

A coup de livres, je franchirai tous ces murs »

 

Ces histoires aident également, de l’autre côté du spectre, les classes dominantes à supporter leur position. Ces dernières ne semblent jamais avoir assez lu de ces récits individuels où des pauvres exposent la vie “exotique” de leurs familles, comme on raconte son dernier safari. Si les bourgeois·es se repaissent du récit des transfuges, qu’elles honorent même, et couvrent de prix littéraires, c’est parce qu’ils les présentent comme des groupes sociaux accessibles et pas si excluants. Même s’ils se font étriller parfois dans leurs ouvrages, les « transclasses » sont la preuve par défaut que le système n’est pas si inégalitaire, et que s’il y a autant de pauvres, c’est qu’ils ne se bougent pas assez, eux. La pauvreté n'est plus alors affaire de système, mais la conséquence de mauvais choix individuels. C’est la mécanique de toutes les oppressions qui permet de dormir la nuit quand on vit au sommet : déshumaniser, individualiser les violences et légitimer qu’elles se produisent au regard du mauvais comportement des personnes ciblées.  

 Parfois, des personnes riches comme Victoria Beckham, ou de la classe moyenne participent à cette danse complaisante, en se présentant transfuge, sur fond de manque de connaissance des structures de classes, et de romantisation des trajectoires sociales. Elles prennent leurs « rêves » d’ascension pour une « réalité », alors qu’en fait, une élévation sociale était prévue dès la naissance.

Prenons un exemple concret cité par Adrien Naselli dans son ouvrage Et tes parents ils font quoi ? Il y évoque Edouard Philippe qu’on présente comme un transfuge dans les Echos en 2017 « Ce petit-fils de docker, arrière-petits-fils d’un des premiers membres du PC du Havre, est un produit de la méritocratie républicaine ». Cet article, ajoute Adrien Naselli « mentionne pourtant plus haut la profession des parents de Philippe, tous deux profs de français, le père directeur du lycée où il était scolarisé en Allemagne. Ce sont eux, les produits de la méritocratie. Pas le petit Édouard, qui a baigné dans la culture de deux parents profs – avec toutes les clefs en main pour viser les classes préparatoires aux grandes écoles, entrer à Sciences Po et finir à l’ENA. »

 Dans cet exemple on devine qu’il n’y a pas que la condition « économique » qui joue dans la définition de la classe, il y a aussi ces fameuses « clefs en main ». C’est ce que le sociologue Pierre Bourdieu appelle les capitaux de classe. On les oublie souvent dans les milieux de gauche et ce déni n’est pas innocent : en faire abstraction nous permet de nous rêver en opprimé·es, et d’être du bon côté de la lutte des classes. On veut surement aussi mettre en avant qu’on a nous aussi « du mérite », qu’on a travaillé dur. Je peux concevoir qu’on ait envie de se féliciter, mais le mérite et l’ascension sociale sont des choses différentes. Et on n’a pas le droit d’instrumentaliser et d’invisibiliser un système d’oppression qui produit la mort - accidents du travail, espérance de vie différenciée - pour se sentir en vie.

 Alors reprenons les bases, en revenant à la théorie des capitaux de Bourdieu, présentée, entre autres dans Les formes de capital (1986), Pierre Bourdieu.

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