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La newsletter de l'autrice et créatrice du compte Préparez vous pour la bagarre

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Par Rose Lamy
5 févr. · 6 mn à lire
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Accident de personne

Déprime de fin d'année & SNCF au programme de cette newsletter. Toute ressemblance avec le titre du livre de Florence Mendez Accident de personne est fortuite mais totalement assumée. Lisez son livre ;)

** Attention : mention de suicide, description de scènes de suicides ferroviaires **


Dans ma famille d’héritage catholique, on pratique la tradition du couvert supplémentaire à Noël. C’est une métaphore, il n’y a pas d’assiette réservée à l’inconnu qui se présente chez nous le soir de Noël sur la table, mais nous avons toujours pris soin d’inviter celles et ceux qui passeraient Noël seul.es. Je suis débaptisée, mais j’adore cette période où le catholicisme montre ses plus belles couleurs, celles de l’amour, de la solidarité, du partage. Collègues, ami.es esseulé.s, parents isolés, ou même certaines années de jeunes migrants du centre social où travaille ma sœur : il y a toujours une place ou deux chez nous pour celles et ceux qui n’ont personne avec qui passer ce soir particulier. Aucun dispositif similaire n’existe pour le 31 décembre, organisé autour de la performance de la sociabilité.

Les gens se jettent sous les trains à cette période. « On en est à presque un par jour en ce moment », précise un collègue chargé de la circulation dans le Centre Opérationnel de Service (COS) de la gare de l’Est. C’est un grand open space avec de la moquette grise au sol et des écrans de contrôle, d’où est géré le trafic des TGV du Grand-Est. Nous sommes en décembre 2018 et mon boulot consiste à mettre à jour tous les incidents et retards des trains circulant sur ce 1/4 de France, sur le site internet SNCF et l’appli, et de répondre aux voyageurs sur Twitter.

 J’ai d’abord travaillé pour une agence de sous-traitance payée par la SNCF. Je n’avais pas de contrat de travail, ils me rémunéraient à la « pige » profitant d’un système réservé normalement aux journalistes. Je n’avais pas de congés payés et faisais des horaires de nuit et dimanche non majorés. Un jour j’ai appelé pour annoncer que j’étais malade, ma pige a juste « sauté » et c’est là que j’ai réalisé que je n’avais pas droit non plus aux congés maladie. La SNCF ne pouvait pas ignorer les conditions de travail de ces employés de secondes zones qui côtoyaient leurs agents, et occupaient les bureaux. Je trouvais que c’était grave, j’avais prévenu l’inspection du travail, qui n’y avait pas vu une priorité. J’ai consulté un avocat pour les attaquer en justice, mais ce dernier m’a décourage d’entreprendre des démarches pour requalifier deux ans de piges en CDI. C’était « David contre Goliath », alors j’ai renoncé, je ne pesais pas bien lourd face à la start up nation. Et puis la SNCF m’a ensuite embauchée en CDD, dans le respect du code du travail, alors je me suis apaisée.

Une personne ou personne, c’est pareil. Peu de gens se sentent concernés par l’accident de « personne ».

 Nous avions pour mission principale de traduire en langage client, le jargon technique et parfois cru des cheminots. Ainsi, « ça a tapé. Suicide. On n’a pas retrouvé la tête, les pompiers et la police demandent encore une heure d’interruption pour aider les pompes funèbres » inscrit dans un logiciel de communication interne devenait, grâce à l’art de la reformulation et de l’euphémisme, un « Accident de personne ». Ainsi, on neutralise la volonté de mourir de l’individu, et le mal être que cette information pourrait générer chez les personnes à bord, en présentant la situation comme un accident, un coup de pas de chance. On déshumanise également l’homme, la femme, parfois l’ado qui s’était tué et avait décidé de le faire de cette manière, à cette période. Une personne ou personne, c’est pareil. Peu de gens se sentent concernés par l’accident de « personne ». Et on peut toujours espérer qu’on survit à un « accident ».

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