Jacquemus & Urban Gaze

Discussion avec Emma Conquet autour de la dernière campagne du créateur de mode Jacquemus

Jacquemus a encore frappé.

J’avais déjà évoqué ici son loto gentrifié organisé au siège du Parti Communiste Français. 

En juin 2025, c’est avec une campagne baptisée “Le Paysan” qu’il revient. Une série de clichés inspirés des photos de sa famille, réinterprétées avec des mannequins contemporains. Le tout exposé à Versailles, lieu d’un autre monde, d’une autre caste.

Le post est viral, et le milieu de la mode salue l'hommage poétique aux racines et à la famille de Jacquemus.

J’entends, de mon côté, une crispation silencieuse, des mots qui manquent pour verbaliser le malaise, et des voix qui se lèvent. Pour analyser ces images, et y voir plus clair, j’ai interrogé Emma Conquet, journaliste et critique spécialisée dans les représentations sociales et rurales. Dans Frustration Magazine, elle a analysé les biais de classe et l’"urban gaze" dans les médias et la culture.

Rose : Tu pourrais définir le concept d’Urban Gaze que tu as théorisé ?

Emma Conquet : Alors, l’Urban Gaze, c’est un regard déformé sur les territoires ruraux. C’est quelque chose que j’ai commencé à observer dans les médias, mais qu’on retrouve aussi dans la société en général : au cinéma, dans la littérature... Ce sont des représentations filtrées par un prisme urbain et bourgeois, qui selon moi est dominant. C’est inspiré du concept féministe de Male Gaze.

Selon moi, les inégalités territoriales viennent s’ajouter aux autres rapports de domination - de classe, de genre, de race liste non exhaustive - et contribuent à les renforcer, dans un système très centralisé, jacobin.

Rose : Rob Grams, dans Frustration, a imaginé le concept de Bourgeois Gaze, dont j’ai parlé dans Ascendant Beauf. Est-ce que, selon toi, l’Urban Gaze est une branche du Bourgeois Gaze ?

Emma : Oui, tout à fait. J’avais commencé à parler de la représentation des territoires ruraux dans la presse sur les réseaux sociaux, et j’ai accolé les termes Urban Gaze après avoir lu l’article de Rob. Pour moi, il est essentiel d’intégrer les inégalités territoriales dans les luttes intersectionnelles, parce que c’est un pan qu’on n’a pas encore suffisamment fait émerger.

On parle à juste titre des femmes racisées, trans, des femmes en situation de handicap, qui subissent des doubles, triples, quadruples peines en fonction des oppressions croisées qu’elles subissent. Vivre dans un territoire rural ajoute une couche supplémentaire aussi. Une femme rurale, par exemple, rencontre des difficultés supplémentaires d’accès au soin ou à la justice : les féminicides y sont deux fois plus fréquents qu’en ville, à cause du manque d’anonymat (réputation, difficulté à dénoncer), du manque de mobilité (notamment pour se rendre au commissariat et porter plainte), du manque de services publics.

Moi, ça m’est venu du féminisme. Beaucoup de femmes rurales ne se reconnaissent pas dans le féminisme mainstream actuel, parce qu’il ne reflète ni leur mode de vie, ni leurs réalités. Et je le comprends, puisque ce sont souvent des représentations très urbaines.

Rose : Oui, je pense tout de suite à ce stéréotype de la Parisienne, qui est hégémonique dans les représentations du féminin - voire du féminisme. Celle qui court d’un rendez-vous à l’autre en talons un café à la main, qui est invitée dans les médias, aux défilés de la Fashion Week... Et qui n’envisage la campagne que comme d’un lieu de repos, de calme.

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Par Rose Lamy

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