Accident de personne.

Voici un texte écrit à la même période l'année dernière. Il est malheureusement tristement d'actualité. Attention : Mentions de suicide / mort.

Les gens se jettent sous les trains au moment des fêtes de fin d’année.

« On en est à presque un par jour en ce moment », précise un collègue chargé de la circulation dans le Centre Opérationnel de Service (COS) de la gare de l’Est. C’est un grand open space avec de la moquette grise au sol et des écrans de contrôle, d’où est géré le trafic des TGV du Grand-Est. Nous sommes en décembre 2018, et mon boulot consiste à mettre à jour tous les incidents et retards des trains circulant sur ce quart de la France, sur le site internet de la SNCF et l’application, et à répondre aux voyageurs sur Twitter. Si j’y étais encore, ce sont ces équipes qui auraient eu à gérer le suicide de Bruno Rejony.* (mise à jour)

Je travaillais dans une agence qui sous-traitait les réseaux sociaux de la SNCF. Je n’avais pas de contrat de travail ; ils me rémunéraient à la « pige », profitant d’un système normalement réservé aux journalistes. Je n’avais pas de congés payés et faisais des horaires de nuit et de dimanche non majorés. Un jour, j’ai appelé pour annoncer que j’étais malade, ma pige a juste « sauté », et c’est là que j’ai réalisé que je n’avais pas droit non plus aux congés maladie. La SNCF ne pouvait pas ignorer les conditions de travail de ces employés de seconde zone qui côtoyaient leurs agents et occupaient les bureaux. Je trouvais cela grave ; j’avais prévenu l’inspection du travail, qui n’y avait pas vu une priorité. J’ai consulté un avocat pour les attaquer en justice. Cela prendrait des années pour requalifier deux ans de piges en CDI, c’était « David contre Goliath ». J’ai renoncé ; je ne pesais pas bien lourd face à la start-up nation. La SNCF m’a ensuite embauchée en CDD, dans le respect du Code du travail, alors je me suis apaisée.

Nous avions pour mission principale de traduire en langage client le jargon technique et parfois cru des cheminots. Ainsi, « ça a tapé. Suicide. On n’a pas retrouvé la tête, les pompiers et la police demandent encore une heure d’interruption pour aider les pompes funèbres », inscrit dans un logiciel de communication interne, devenait, grâce à l’art de la reformulation et de l’euphémisme, un « accident de personne ». Ainsi, on neutralise la volonté de mourir de l’individu, et le mal-être que cette information pourrait générer chez les personnes à bord, en présentant la situation comme un accident, un coup de pas de chance. On déshumanise également l’homme, la femme, parfois l’adolescent qui s’était tué et avait décidé de le faire de cette manière, à cette période. Une personne ou personne, c’est pareil. Peu de gens se sentent concernés par l’accident de « personne ». Et on peut toujours espérer qu’on survit à un « accident ».

À force de déresponsabiliser les voyageurs et voyageuses, en les protégeant de la réalité, on les encourageait à se comporter de la manière la plus égoïste et cruelle qui soit. On m’a répondu un jour, alors que j’annonçais un « accident de personne » : « Eh bien maintenant qu’il est mort, autant rouler dessus, pourquoi couper la circulation trois heures ? » J’ai toujours été fascinée d’observer la régression que produisent les transports en commun sur les voyageurs : ils deviennent instantanément capricieux et immatures. Ils peuvent pleurer et se mettre en colère pour cinq minutes de retard, parce qu’ils ne sont pas en contrôle de la situation et qu’ils ne savent pas gérer la frustration.

J’aurais voulu répondre à cet homme que les pompiers étaient sûrement en train de récupérer des lambeaux de corps à la pince à épiler, lui dire aussi tout ce qui se passait derrière les mots polis qui s’affichaient sur son smartphone. Les loupés sordides qui font regretter que l’individu ne soit pas mort, les démembrements, le fait que lorsqu’un TGV percute quelqu’un à pleine vitesse, la personne est liquéfiée. Un collègue m’a raconté qu’une fois, le conducteur ne s’était même pas rendu compte qu’il avait heurté quelqu’un… ou personne ? C’est à son arrivée en gare que les équipes ont découvert des traces de sang sur l’avant du train. Il avait fallu un test ADN pour établir qu’il s’agissait d’un humain, et non d’un sanglier (cela arrive plusieurs fois par jour à la SNCF), et qu’une équipe cherche le point d’impact aux abords des voies.

Dans sa carrière, un mécano (un conducteur dans le jargon) en région parisienne « tapera » statistiquement une fois. Cette réalité me suffisait pour justifier le traitement différencié des agents SNCF par rapport aux autres salariés. Une fois le freinage d’urgence enclenché, un TGV met plusieurs centaines de mètres pour s'arrêter. Il n’évite jamais ni un animal, ni un humain. Les conducteurs vivent impuissants toute la scène. Parfois, les regards se croisent. Les mécanos sont suivis par des psychologues spécialisés en stress post-traumatique, et je me souviens qu’on se répétait ça : « C’est le train qui a tapé, pas lui. » Il n’y a pas que les conducteurs qui sont confrontés à l’horreur. Les agents en gare sont en première ligne pour gérer l’accident lui-même, la police, les pompiers, et le ramassage par les pompes funèbres.

Selon la SNCF, il y a 450 tentatives de suicide sur le réseau ferroviaire (trains de banlieue et grandes lignes confondus), et en 2009, la dernière statistique révèle 304 suicides. Ensuite, la SNCF n’a plus donné ses chiffres. La RATP reste discrète aussi. Ils ne veulent pas donner de mauvaises idées à certains, ou inspirer des lieux où c’est plus « facile » de le faire, m’a-t-on expliqué. À elle seule, l’Île-de-France comptabilise la moitié des suicides et tentatives de suicide.

Je ne travaille plus à la SNCF depuis 2020, mais je pense aux accidents de personnes, et aux équipes qui les gèrent chaque année. En 2023, j’ai entrevu pourquoi certaines personnes pouvaient vouloir en finir pendant les fêtes de fins d’année. Je suis lucide : que ce soit par incapacité ou par choix - avec ma psy on n’est pas encore certaines - je n’arrive pas à être en couple. Je ne suis pas fermée aux relations amoureuses, mais mes crushs sont rares, et souvent foireux. Quand ils se présentent, je les prends comme une cerise sur le gâteau de la vie, mais je n’en attends jamais grand-chose. Je ne suis en quête de rien ; je ne suis pas dépendante de l’amour romantique. Ou, pour transposer les discours tendances sur la consommation d’alcool, je pratique la sobriété amoureuse. Ma vie s’organise donc autour de ma famille, de mes ami.es et de mon travail.

Cette année, une vérité brutale me saute aux yeux. Je ne fais pas partie des projets de nouvel an des gens que j’aime. Alors c’est sûr, et ça a été mon fonctionnement toutes ces dernières années, je peux sauver les apparences si je m’impose au dernier moment dans un dîner ou une fête prévue de longue date, avec un grand sourire. Les gens ne me mettraient pas à la porte. On m’accueillerait ; je ne me retrouverais pas « physiquement » seule. Je serais entourée d’autres corps qui me procureraient de la chaleur et un divertissement pour la soirée.

Mais est-ce vraiment cela que signifie ne pas être seule ? Ces parades sociales ne m’ont jamais évité de ressentir, même si je m’en détournais, le sentiment profond de solitude. Le vrai, celui qui vient d’un autre âge, de l’enfance, et qui me fait me répéter à l’intérieur : « On m’a oublié, ou a oublié de prendre soin de moi. » Cela semble infantile, clairement régressif, et ressemble aux quelques minutes d’angoisse que l’on ressent quand on perd ses parents dans un supermarché à huit ans. Pour moi, c’est ça, la solitude : le sentiment de désamour, la perte d’une sécurité affective qui vous tient debout et entier.

Je me fous pas mal d’avoir un plan pour le 31 au soir, au fond. Si je ne ressens pas le sentiment d’appartenance à un groupe qui me prévoit dans ses plans de table quand les fêtes s’annoncent, c’est que je suis seule. C’est le cas cette année, et c’est la conséquence de plusieurs choses : le délitement de vieilles amitiés qui ne survivent pas à mon changement de vie, la mise en couple de nombreux.ses ami.es, le déménagement dans une nouvelle ville, un nouveau pays, mon désinvestissement amical à cause de séquences de travail trop chargées. J’assume ma part de responsabilité. Avec le temps, j’ai déserté ce moment de l’année, et cet endroit qui me rappelle trop ma solitude. Et c’est un cercle vicieux difficile à casser, car plus on le fuit, plus on se sent seule.

Je suis souvent la première à m’inquiéter des projets de nouvel an. Dans les groupes WhatsApp, les plans restent longtemps flous, voire conditionnels : « Je te redis ce que je fais. » Je lis entre les lignes : « Je fais le tour de mes options et je vois si tu en fais partie. » C’est le luxe des gens qui savent qu’ils ne seront pas seuls. Il y a aussi les insolents qui affirment « ne rien faire parce que c’est un jour comme un autre ». Il faut savoir qu’on aura quelqu’un à ses côtés pour affirmer cela, croyez-moi. Les gens seuls n’ont pas le luxe de ne rien faire à cette période, ou, s’ils restent seuls, ils ne s’en vantent pas.

Dans ma famille d’héritage catholique, on pratique la tradition du couvert supplémentaire à Noël. C’est une métaphore. Il n’y a pas d’assiette réservée à l’inconnu qui se présenterait chez nous le soir de Noël, mais nous avons toujours pris soin d’inviter celles et ceux qui passeraient Noël seul.es. Je suis débaptisée, mais j’adore cette période où le catholicisme montre ses plus belles couleurs : celles de l’amour, de la solidarité, du partage. Collègues, ami.es esseulé.es, parents isolés, ou même certains migrants du centre social où travaille ma sœur : il y a toujours une place ou deux chez nous pour celles et ceux qui n’ont personne avec qui passer ce soir particulier. Aucun dispositif similaire n’existe pour le 31 décembre.

 J’avoue donc que l’idée que je vais me taper encore 40 ans de cet inconfort, de cette anxiété généralisée tous les ans, bien consciente que ma situation va empirer avec l’âge, quand je serai officiellement devenue la figure repoussoir de la vieille fille m’inquiète. Beaucoup de force de vie et de joie, équilibre encore ce sentiment foudroyant qui pointe début décembre. J’encaisse encore. Mais, et sans être quelqu’un de suicidaire je le précise, je comprends désormais de manière profonde ces personnes qui décident de se foutre sous un train pendant les fêtes Je ne les imagine pas victime d’un chagrin individuel qui les pousse à en finir. Je crois qu’ils sont juste las de se battre contre un monde qui nie leur droit à exister, et leur valeur, chaque mois de décembre organisé autour de la performance sociale.

Je pense donc à eux ce soir, à ces « accidenté-es de la personne ». Celles et ceux qui sont seul.es dans leur salon, ou dans leur lit et qui pensent qu’ils ne valent rien.  Celles et ceux qui jouent la comédie des fêtes, pour fuir leur sentiment de solitude. Et à celles et ceux qui deviendront des accidents de personnes.

Et soutien aux équipes SNCF. Toujours.


Préparez-vous pour la newsletter

Préparez-vous pour la newsletter

Par Rose Lamy

Les derniers articles publiés