Lors d’un séjour en France, j’ai vu apparaître sur Netflix, dans la catégorie « tendance du moment » le film La tête haute réalisé par Emmanuelle Bercot. Mon sang n’a fait qu’un tour. J’ai beau déglutir plusieurs fois par minutes depuis son visionnage en 2015, je ne l’ai jamais digéré. Il est bloqué là, au fond de ma gorge et, sans trop savoir pourquoi, la colère monte dès que j’y repense.
J’en avais d’ailleurs un peu parlé dans une autre newsletter Une dent contre nous.
J’avais évoqué les fausses dents que portait Sarah Forestier pour incarner son rôle de mère célibataire pauvre, des dents de Jacquouilles la Fripouille des Visiteurs, que des gens du cinéma ont posées sur une actrice que j’avais vu monter les marches à Cannes quelques jours avant d’aller voir le film, toute de luxe vêtue. Des dents si grotesques qu’elles gênaient la diction même de l’actrice, mettant en péril la compréhension des dialogues. Il y a une idéologie profonde à l'œuvre, quand des croyances et des stéréotypes mettent en péril jusqu’à l’intégrité d’un projet artistique.
Pourquoi cette histoire de dents me poursuit encore en 2024 ? Ce n’est pas lié à ma dentition ou à un complexe de ce côté là : mes dents sont normales. Je crois que c’est plus conceptuel. Elle font surement écho aux propos de François Hollande rapportés par Valérie Trierweiler pour désigner « les pauvres », les « sans-dents » publiés l’année précédent la sortie du film. Je m’étais dit à l’époque, et c’était une vraie prise de conscience : “Il y a vraiment des gens qui parlent des classes populaires comme ça ? A gauche ?”.
J’avais réalisé avec ce film, que non seulement, on en parlait comme ça, mais qu’on les représentait au cinéma à travers ce prisme. C’est peut être à ce moment là que j’ai compris que ces récits, ces films étaient biaisés, caricaturaux, idéologique et de nature à alimenter des stéréotypes bien connus contre les classes sociales dominées. C’était sans doute la première fois que je détectais le bourgeois gaze aussi clairement, un concept décrit par Rob Grams dans le journal Frustration.
Wikipedia (ma principale source de culture n’en déplaise à d’anciens profs relous) nous apprend que le “male gaze” est un concept forgé en 1975 par la critique de cinéma Laura Mulvey, qui “désigne le fait que la culture visuelle dominante imposerait au public d’adopter une perspective d’homme hétérosexuel”. C’est de ce concept que nous déduisons et proposons de parler du “bourgeois gaze”, désignant le fait que le cinéma, particulièrement français, impose au public d’adopter une perspective de gros bourge du XVIe arrondissement de Paris.
Sources : Rob Grams, Le “bourgeois gaze” : au cinéma, le monde est perçu à travers les lunettes déformantes de la bourgeoisie. Extrait Frustration
J’ai regardé La Tête Haute une dernière fois - j’espère - pour remonter à la racine de ce « trauma » social non résolu, pour mettre à jour ce point de vue bourgeois et comprendre ce qu’il avait produit en moi. Evidemment, les dents n’étaient qu’un prétexte à ma colère, la cristallisation dans un détail symbolique, d’un ressenti sur lequel je ne savais pas encore mettre des mots : un mépris de classe en roue libre et un sexisme toxique à toutes les étapes du film.
Le 7e art français et les classes populaires
Antonio Gramsci 1 estimait au début du 20e siècle que les bourgeois méprisaient profondément la classe ouvrière, qu’ils considéraient « comme un ensemble de pauvres hères moralement et intellectuellement inférieurs, un ramassis de brutes qui se préoccupent seulement de se remplir le ventre, de faire l’amour et de cuver leurs souleries dans ce profond sommeil ».
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