Le film Barbie, les classes sociales, la distinction, Larusso & Deleuze au programme de cette nouvelle newsletter !
Je vais essayer de faire ici le texte le plus honnête possible. Je suis allée voir Barbie un peu par hasard le soir de sa sortie, étonnée de voir toute la salle habillée en rose et en paillettes. J’avais vu le trailer comme tout le monde, mais je n’en attendais rien d’autre qu’un divertissement. Je vais depuis toujours beaucoup au cinéma, et je consomme autant de films indépendants que de blockbusters hollywoodiens, au grand désespoir de mes ami·es cinéphiles qui ne comprennent pas tous mes choix. Les derniers films que j’ai vu étaient Yo Mama, une comédie française très grand public sur des mamans qui font du rap et Blue Jean, un film indépendant racontant la vie d’une institutrice lesbienne dans les années 80 en Angleterre. Grandes amplitudes donc. C’est pareil avec tous les produits culturels que je consomme si on y pense : j’exaspère mes potes mélomanes à m’y connaitre autant en labels indépendants, qu’en « variété », une catégorie supposée médiocre de la très noble chanson française. J’enchaine les meilleures séries HBO et Plus belle la vie, la dernière série Netflix à la mode et des replay de 7 à la maison.
C’est lié à mon parcours social : j’ai été biberonnée à la culture populaire. Si la situation économique de ma famille s’est arrangée avec l’héritage de mon père et quand ma mère s’est mariée à mon beau-père, quand nous avons pu rejoindre la petite classe moyenne, niveau capital culturel, les choses n’ont pas bougé. Pas de dimanches aux musées, pas de voyages en Italie pendant les vacances d’été, pas de théâtre ou d’Opéra. Je ne lisais pas beaucoup, et j’ai presque tout appris dans les films, dans les séries, aux JT, dans les chansons. J’ai compris le féminisme à travers les grandes affaires dont je vous ai déjà rabattu les oreilles. Si vous me lisez aujourd’hui ce n’est pas parce que j’ai fait un master ou une thèse en genre ou de grandes études en lettres, c’est parce que j’avais la télé dans ma chambre d’ado, canal satellite dans le salon, et que la série Daria m’a encouragée à m’affirmer très tôt.
Comme j’étais bonne élève, j’ai commencé des études et je me suis fait des ami·es plus aisés, économiquement et culturellement. À leur contact, j’ai commencé à réaliser mes lacunes en culture générale, à compenser en apprenant seule et en bluffant. Encore maintenant, en passant un nouveau cap qui me place en tant qu’écrivaine sur l’échiquier social, je passe mes journées à essayer de deviner ce qu’on attend de moi, à mentir par omission, à ne pas dire le fond de ma pensée pour coller à l’image que j’incarne auprès de la petite bourgeoisie que je commence à fréquenter. Je ne compte pas les fois où j’ai fait semblant d’avoir lu tel livre, de connaître un auteur ou de déduire le sens d’un mot que je ne connais pas.
J’évolue donc, assez solitaire, entre plusieurs mondes que j’observe silencieusement. Par exemple, j’ai noté qu’il fallait snober ou aimer « ironiquement » Pour que tu m’aimes encore de Céline Dion, alors que je l’aime sincèrement, et ma famille aussi. On finit toujours par la mettre avec les copains en soirée, après 2h du matin, quand l’alcool a terminé de diluer les tabous culturels de classe. Je me sentais humiliée au début, qu’il faille attendre un certain degré de désinhibition pour encaisser la honte d’apprécier une chanson que je connais par cœur, sans réserve. Des exemples comme celui-là j’en ai des brouettes, « Goldman c’est de la merde » « Balavoine je ne supporte pas » « Starmania c’est hyper kitsch ».».
Mais un des plus révélateurs est surement mon rapport à la chanson Tu m’oublieras de Larusso. Je la présente souvent comme « ma chanson de rupture ». C’est vrai, quand j’ai le cœur brisé, c’est une des seules qui m’aide à remonter la pente, avec quelques autres de Johnny Cash. Un jour, Juliette Armanet (que j’adore et que je soutiens dans ce shitstorm reac du mois d’août) la reprend sur France Inter en version minimaliste. Augustin Trapenard a les larmes aux yeux, les commentaires sont dithyrambique sur sa prestation, et la chanson. « Elle est belle cette chanson EN FAIT, je n’avais jamais fait attention ». Ça me fait penser au moment relooking d’une comédie romantique, comme s’il suffisait de retirer ses grosses lunettes à la chanson et l’habiller en robe de soirée pour la rendre enfin audible à une catégorie de la population conditionnée à la détester. Il paraît que ce phénomène s’appelle la gentrification musicale, j’ai découvert ce mot sur le compte de Safya Fierce et je la remercie de m’avoir appris cette formule qui m’a aidée à penser le phénomène. Le plus blessant c’était la fameuse phrase « Cette chanson nulle, c’est mon plaisir coupable ». Mais si moi je l’aime, de quoi suis-je coupable ?
Tout ça pour dire que la question de la classe ne se résume pas seulement à une question économique. Les groupes sociaux dominants écrasent aussi culturellement les classes subalternes, en disqualifiant leurs gouts et leurs aspirations, en les méprisant, pour justifier de mal les traiter à tous les niveaux. C’est un continuum. Une transposition à la “classe” du fameux “elle l’a bien cherché”. “On même temps ils regardent Touche pas à mon poste” (sous entendu, on ne va pas avoir d’empathie pour eux).
Les milieux militants prennent des pincettes avec les trigger warning, les pronoms, le bien être de chacun·es (et on s’en félicite) mais il est totalement impensé de mettre autant de soin à protéger les dominé·es culturel·les ou de classe.
C’est ce que m’inspire la petite campagne intra communautaire qui s’est mise en place contre le film Barbie dans les milieux féministes. Entendons nous : on a le droit de ne pas aimer. On peut aussi critiquer le film sur bien des aspects– j’ai moi-même pas mal de réserves d’un point de vue théorique – , mais il est possible de le faire sans tirer de conclusions blessantes pour celles et ceux qui ont apprécié, et considèrent que c’est un objet culturel et politique important. On peut aimer le film Barbie, sans être naïf, ou manipulé, ce paternalisme est insupoprtable. Les gens qui consomment de la pop culture au quotidien savent très bien où ils mettent les pieds. On est ici en présence d’un hyper blockbuster, une coproduction entre des majors de l’industrie culturelle et du jouet, programmée pour tout emporter sur son passage en plein été. C’est le deal. C’est tous les été pareil et cette année, entre Oppenheimer et En eaux très troubles (la suite de En eaux troubles. On attend le 3 En eaux très très mais alors très troubles) il y a eu cet ovni, cet appel d’air qui en plus de battre tous les records économiques, apporte du discours progressiste à des personnes, des femmes, des enfants à qui nous ne sommes sûrement pas encore en mesure de parler du haut de nos plateformes Instagram.
Je ne peux pas être plus transparente sur les raisons pour lesquelles je vis si mal la polémique autour de Barbie dans les milieux féministes : si j’avais vu le film à 14 ans, ma vie aurait été radicalement différente. Il n’aurait pas tout réglé, il ne m’aurait pas appris ce féminisme convergent auquel je crois maintenant après 6 ans de quasi plein temps sur le sujet à lire des théoriciennes, mais il aurait été le début de tout, et je sais qu’il aura des répercussions pendant des années sur des personnes comme moi. L’idée qu’on le méprise, qu’on encourage à ne pas aller le voir ou qu’on estime que cette initiative est pire que le statu quo, c’est littéralement refuser la possibilité de s’émanciper à des millions de femmes et de filles. On a toutes et tous commencé quelque part, et il serait bon de s’en souvenir.
Je suis exigeante théoriquement, je m’inscris dans une démarche de luttes contres toutes les oppressions, j’ai bien vu, moi aussi que dans Barbie on ne parlait pas de validisme, de racisme, de grossophobie, de classisme, de transphobie etc. Les personnes qui regrettent un manque d’inclusion d’un côté, semble par ailleurs très bien vivre avec l’idée que le féminisme exclue déjà 29% des femmes françaises. Selon le baromètre du sexisme publié par le Haut conseil à l’égalité Femme-Homme, en effet 14% des françaises ne savent pas ce qu’est #metoo et 15% pas très bien ce que c’est. C’est un chiffre qui m’obsède. Ces 29% de femmes françaises, à qui le film Barbie a plus de chance de parler que nos posts imbuvables et jargonneux, ne sont sûrement pas toutes « blanches bourgeoises hétéro valides ». Elles aussi méritent d’être incluses. Il est inutile d’ajouter vaguement « classisme » à la longue liste des oppressions qu’on défend dans sa bio, si on est incapable de voir le mépris avec lequel on juge et exclue toute une catégorie de femmes.
A titre personnel, j’ai pris cher à chaque post qui sous-entend que si on a aimé on est bêtes, dupes, qu’on a mal compris, qu’il y a des enjeux politiques au-delà de nos conceptions, ou quand on réduit notre intérêt pour le film Barbie à aimer le décor rose et quelques blagues. Si Barbie apporte à certaines femmes et filles un début de piste pour penser l’oppression sexiste, des outils, des mots, des mèmes - certaines ont même mis en place un “test Barbie” pour situer leurs relations hétéro - et pour fuir des situations dangereuses ou qui pourraient mener à leur mort, je me fou pas mal qu’une partie des militantes Instagram et /ou universitaires accusent le film de dévoyer le mot féminisme d’un point de vue « théorique » ou « politique »
https://www.huffingtonpost.fr/life/article/barbie-apres-avoir-vu-le-film-ces-americaines-ont-rompu-avec-leur-mec-et-expliquent-pourquoi-clx1_221345.html
Qui distribue les badges ? Qui a écrit le cahier des charges ? Je ne sais pas si vous avez déjà essayé d’utiliser le mot patriarcat en famille, entre ami·es, ou sur les réseaux, mais c’est dramatique. Le concept est incompris, ringardisé, renvoyé au passé. On vous dit que vous exagérez voire que vous êtes adeptes des théories du complot. Les hommes, eux, l’utilisent pour dire qu’il est derrière nous (David Pujadas) ou qu’il n’a jamais existé (Emmanuel Todd). Je sais tellement que le concept est inaudible que j’ai fait un livre qui parle de patriarcat, sans presque jamais prononcer le mot, en le remplaçant par la formule les bons pères de famille. Et vous voudriez me faire avaler qu’un film numéro un du box-office, qui normalise l’usage du mot en le prononçant plusieurs fois et en le définissant, même mal, ça ne serait pas une avancée féministe ?
Il serait aussi bon de dépasser cette vision binaire des indés par essence pure et des “majors” par essence diaboliques. Nous sommes en 2023, dans un monde ultralibéral qui a réussi à nous vendre la « liberté d’entreprendre », ou l’entrepreneuriat « éthique ». L’indépendance économique n’assure pas la moralité des initiatives, loin de là. Je l’ai constaté dans l’industrie musicale, dans l’édition, en travaillant dans une startup vegan prétendument super « safe » qui a pourtant espionné les discussions de ses salarié.es pendant des mois. Petites entreprises, grosses maisons : c’est la même culture du rendement, la même domination, la même violence. C’est inhérent au salariat même, à l’idée de croissance et donc au capitalisme. Un peu de nuance donc : toute activité économique porte ces germes, toutes les entreprises sont corrompues même si on vous fait croire le contraire. Une fois qu’on a posé le cadre, soit on décide de s’extraire du système, d’être réellement marginal, de vivre à l’extérieur des villes, en autosuffisance maximale, sans l’influence médiatique. Et je respecte ces personnes qui y arrivent. Soit on a les deux pieds et les deux mains dedans, on assume ses ambivalences – critiquer le libéralisme depuis son macbook pro et son google phone, comme moi, littéralement en ce moment – et on essaie d’élargir le cadre de la réflexion pour permettre au plus grand nombre de s’émanciper à l’échelle d’une vie humaine en portant les germes d’un discours politique, partout, tout le temps. « Car c’est notre projet ». (Pardon)
Je lis et relis la citation de Gilles Deleuze, repris dans le livre Joie militante de Carla Bergman et Nick Montgomery. « Nous vivons dans un monde plutôt désagréable, où non seulement les gens, mais les pouvoirs établis ont intérêt à nous communiquer des affects tristes. La tristesse, les affects tristes, sont tous ceux qui diminuent notre puissance d’agir. Les pouvoirs établis ont besoin de nos tristesse pour faire de nous des esclaves. Le tyran, le prêtre, les preneurs d’âmes ont besoin de nous persuader que la vie est dure et lourde. Les pouvoirs ont moins besoin de nous réprimer que de nous angoisser […] d’administrer et d’organiser nos petites terreurs intimes ».
Ce film a généré de la joie individuelle et militante en moi, je ne vais pas en avoir honte et je n’ai pas envie de le cacher pour donner une image de bonne féministe. Ressentir cette joie, ce n’est pas me dire « toutes les cases progressistes sont cochées » ou « c’est bon, on a résolu la question du sexisme en un film », accordez moi d’avoir un peu d’intelligence politique. C’est réanimer l’espoir, reprendre des forces, s’enthousiasmer à l’idée que les choses pourraient changer.
Nous confisquer cette euphorie passagère, au nom d’une stratégie politique austère qui en plus, ne fonctionne pas, au regard de l’état de la gauche française, ça me plombe. Depuis quelque temps, de toute façon, j’ai l’impression que les milieux militants Instagram tournent rances. Et si cette austérité imposée était prévue, pour neutraliser notre action ? Et si la vraie intelligence politique, c’était notre capacité à taper à plusieurs endroits du spectre, avec différentes méthodes, mais ensemble ?
Ou, est-ce qu’après 4 ans dans ce milieu, il est juste temps que je prenne ma retraite ?